CHAPITRE V

 

 

S’apercevant qu’elle courait seule vers la chaumière, Freïa se retourna et vit que ses deux compagnons s’étaient immobilisés à une dizaine de mètres de là.

— Qu’est-ce que tu fais ? cria-t-elle, ignorant le jeune homme. Viens !

— Je ne peux pas passer, répondit celui qu’elle avait déjà élu comme Héros. Il y a comme un mur.

La Femme revint vers eux, incrédule. Lorsqu’elle tenta de les rejoindre, elle poussa un petit cri aigu. Elle aussi venait de goûter à la douleur de la barrière invisible.

— Mais alors nous sommes séparés ! s’exclama-t-elle, soudain épouvantée. Comment pourrons-nous fonder la famille si nous ne pouvons pas nous rejoindre ? Tu ne peux pas briser ce mur avec ton épée ?

— Ça ne sert à rien d’essayer, intervint le jeune homme. Il doit y avoir un moyen de passer sans force brutale. Il faut le trouver, c’est tout !

— Eh bien ! trouve-le, puisque tu es si malin ! s’emporta l’autre. Je suis né pour me battre, pas pour réfléchir !

Custenhin avait lui aussi été familier de ce type de phrases, rappelant à quel point il était peu doué pour les exercices intellectuels. A cet instant, le jeune homme crut comprendre ce qu’avait voulu dire le Fou, lorsqu’il avait avoué préférer parfois sa place à celle du Héros.

— Je ne sais pas, dit-il. Pas encore... Hé ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

Oubliant la barrière, qui lui communiqua une nouvelle décharge lorsqu’il tendit le bras, il désigna un objet venant de la mer et se déplaçant apparemment à quelques mètres au-dessus des vagues. A mesure que cela se rapprochait d’eux, ils virent qu’il s’agissait d’une matière translucide, ressemblant à du verre, dans laquelle on aurait découpé un volume géométrique étrange  – quelque chose comme un parallélépipède qu’une gigantesque épée eût tranché d’une arête à son opposée, et dont on n’eût gardé que la moitié.

L’objet, qu’une force inconnue semblait déplacer, arriva jusqu’à la plage et se stabilisa au-dessus de la chaumière. Que la gravitation décidât brutalement de faire valoir ses droits et le frêle édifice eût été immanquablement écrasé.

Freïa tomba à genoux, joignit les mains et se mit à prier. Un instant, le jeune homme la trouva pitoyable.

— Relève-toi ! dit-il sèchement. Nous ne sommes pas encore appelés à mourir.

— Qu’est-ce que tu en sais ? interrogea son compagnon.

— Regarde ! fit-il, désignant toujours l’étrange objet suspendu entre ciel et terre. Le Fou de ma famille m’a parlé de ce phénomène. Tu vas comprendre...

Comme pour confirmer ses paroles, un puissant rayon sembla s’échapper du soleil pour venir frapper l’une des faces de l’objet translucide. Freïa poussa un cri de terreur pure, un de ces cris que l’on pousse pendant le sommeil, au cœur des plus horribles cauchemars.

Ce ne fut pas un rayon, mais sept, qui jaillirent de l’objet par sa plus grande face, sept rayons de couleurs différentes qui vinrent frapper la barrière invisible et y matérialiser des taches ayant environ la taille d’un homme.

L’instant d’après, l’objet avait disparu mais les taches subsistaient : verte, bleue, indigo, violette, rouge, orangée, jaune, une pour chacune des couleurs du soleil.

— Et voilà nos portes ! dit le jeune homme. Maintenant il ne nous reste plus qu’à choisir la bonne...

— Pourquoi veux-tu qu’il y en ait des mauvaises ? demanda l’autre, méprisant.

— Parce que sinon, ça ne serait pas une épreuve, bien sûr...

— Ne l’écoute pas ! dit Freïa, que la peur avait quittée aussi vite qu’elle lui était venue. Viens me rejoindre !

— J’arrive...

L’homme marcha d’un pas décidé vers la « porte » la plus proche. C’était la jaune.

— Je ne pense pas que ce soit celle-ci, la bonne, le prévint le jeune homme. A mon avis il faut passer par la porte indigo.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est le soleil qui nous a ouvert les portes, et c’est le soleil qui nous donne la vie. Il est logique de penser que sa couleur actuelle nous guidera vers le bon chemin. Je suis tellement sûr de moi que je vais miser ma vie là-dessus sans attendre.

Joignant le geste à la parole, il courut jusqu’à la « porte » indigo et la franchit d’un bond.

Sa conviction était nettement moins forte qu’il voulait bien l’assurer et, pendant une fraction de seconde, il s’attendit à être volatilisé. Mais il ne s’était pas trompé : ce fut parfaitement indemne qu’il rejoignit Freïa. Celle-ci eut un mouvement de recul instinctif lorsqu’il voulut lui saisir le bras. Haussant les épaules, il abandonna l’idée de lui plaire et se tourna vers l’autre homme, qui n’avait toujours pas traversé la barrière.

— Tu vois, dit-il. J’avais raison. Fais comme moi et tout se passera bien.

— Ce qui est bon pour un Fou ne l’est pas pour un Héros, s’entendit-il répondre. Je passerai par là où j’ai décidé de passer !

— Ne fais pas l’imbécile... tenta de crier le jeune homme.

Mais il était trop tard : l’autre avait déjà franchi la « porte » jaune, un sourire de défi aux lèvres.

— Recule ! ordonna le jeune homme à Freïa. Je ne sais pas encore quoi, mais il va se passer quelque chose...

— Eh bien, Fou ? triomphait son compagnon. Où sont tes belles paroles, maintenant ?

Soudain Freïa poussa un nouveau cri d’angoisse. Tel semblait être le lot des Femmes : hurler au moindre danger, pour le simple plaisir de voir les héros venir à leur secours. Mais cette fois le jeune homme sentit lui aussi son sang se glacer dans ses veines. Imitant l’objet translucide, les sept « portes » venaient de disparaître, et sans doute la barrière avec elles. Mais au même instant, comme pour rétablir une sorte d’équilibre, un gigantesque saurien était apparu face à l’homme qui, trop vite, avait rangé son épée. C’était un lézard aux larges écailles vert foncé. Du bout de la queue à la corne ornant son nez, il ne devait pas mesurer moins de trois mètres. Ses yeux globuleux, dépourvus de paupières, étaient d’un mauve fluorescent qui attirait irrésistiblement le regard.

— Je m’en occupe ! cria le Héros supposé en tirant de nouveau son arme. Cachez-vous !

Bravement, il s’avança au-devant du monstre et lui porta un coup qui ne fit que le frôler. Le lézard bondit sur le côté avant d’attaquer à son tour. Les redoutables mâchoires claquèrent à quelques centimètres du bras qui tenait l’épée. Le combat se poursuivit ainsi pendant quelques minutes, durant lesquelles le saurien força de plus en plus l’homme à reculer, sans que celui-ci pût une seule fois le blesser. Finalement, il dut bondir en arrière, évitant de justesse la patte griffue qui allait l’éventrer et perdit l’équilibre. Le sable amortit sa chute, mais elle n’en fut pas moins douloureuse, moralement : c’était la première fois qu’un animal, quel qu’il fût, réussissait à le mettre en échec. Il se sentait bafoué, déshonoré.

— Eh bien ? Qu’est-ce que tu attends ? cria-t-il au lézard. Vas-y : achève-moi !

Son regard croisa alors celui des yeux mauves et ne parvint plus à s’en détacher. Ils brillaient, tels deux joyaux échappés d’un fabuleux trésor, luisaient de mille feux. Tout à sa contemplation, il ne remarquait pas l’effet qu’ils avaient sur lui. Doucement, son corps commença à s’engourdir ; les extrémités tout d’abord, les doigts, puis les mains, les bras et les jambes. Réalisant enfin ce qui lui arrivait, il voulut fermer les yeux mais ses paupières refusèrent de lui obéir. Il voulut parler, appeler à l’aide, mais sa langue était gelée, collée à son palais, inutile morceau de chair morte. Il voulut tourner la tête, voir une dernière fois Freïa, mais il ne voyait plus qu’une seule et unique chose : les yeux du lézard, ces yeux qui s’approchaient de lui, grandissaient, grandissaient ; son corps tout entier était paralysé. L’univers était devenu une grande lumière mauve, dans laquelle il était lentement attiré, aspiré, dans laquelle il allait lentement s’engloutir. Il songea que le lézard allait bientôt commencer à le dévorer et eut l’impression de perdre connaissance.

 

Il y eut un bref éclair indigo au sein du brouillard mauve, tandis que retentissait un cri :

— Tue-le ! Dépêche-toi ! Je ne pourrai pas le tenir très longtemps...

Secouant la tête d’instinct pour chasser la boue du rêve éveillé où il s’enfonçait, il s’aperçut qu’il pouvait bouger. Sa rétine enregistra automatiquement l’image du lézard, debout sur les pattes arrière, lui présentant son ventre blanc. L’animal était secoué de soubresauts furieux, visant sans doute à désarçonner la frêle silhouette qui, juchée sur son dos, avait plaqué ses mains sur les yeux proéminents, rompant l’enchantement.

« C’est le Fou... pensa-t-il. Comment ose-t-il intervenir ? »

Pourtant son bras fut plus prompt que son esprit. Il se jeta sur le lézard en poussant un cri rageur et lui planta son épée dans le corps, jusqu’à la garde. Le saurien n’eut pas le temps de hurler : tué net, il s’abattit sur le côté, éjectant son cavalier d’occasion qui alla rouler à plusieurs mètres de là.

 

Le jeune homme se releva péniblement. Il avait gagné de nombreuses contusions en tombant, mais le centre de sa douleur se trouvait au creux de ses mains. L’éclat des yeux du saurien les avait brûlées sans pitié, comme si elles avaient serré deux charbons ardents. Il n’aurait pas pu tenir beaucoup plus longtemps.

— Qu’est-ce qui t’a pris, Fou ? cria l’autre homme. Je ne t’ai pas demandé de me sauver !

Dès la fin du combat, Freïa était venue se blottir contre lui, couvrant son visage et son torse de baisers. Le jeune homme eut un geste dégoûté et ne répondit pas. Il lui semblait qu’au moindre mot sa gorge allait se serrer ou se rompre. Cette fois il avait compris : rien de ce qu’ils pourraient faire tous les trois ne changerait la destinée...

Alors vint la fée.

Nul ne put se vanter de l’avoir vue apparaître ; il y eut un moment où elle fut là, tout simplement.

C’était une grande et belle jeune femme aux cheveux d’or, vêtue d’une longue robe pourpre. Posé au sommet de sa tête et n’y demeurant sans doute que par magie, se trouvait un chapeau conique, dont la pointe se prolongeait en un voile vaporeux qui tombait jusqu’à terre.

La fée était tout entière nimbée du rayonnement indigo s’échappant de la baguette magique qu’elle tenait en main. Dans le lointain, comme l’écho d’une fête, flûtes et tambourins jouaient une lente mélopée. Lorsque le jeune homme tenta de la reconnaître, elle cessa de lui parvenir et il se demanda s’il n’avait pas été le jouet d’une illusion.

La fée, en tout cas, était bien réelle. Elle ouvrit les bras, comme pour les inviter à s’y réfugier, et sourit.

— Mes enfants, je suis fière de vous, dit-elle. Vous avez triomphé de la forêt et des démons. Vous avez passé la dernière épreuve, tué le basilic, et vous restez tous trois vivants  – deux hommes et une Femme. L’Histoire se répète encore une fois. Le moment est venu de vous attribuer les rôles qui seront vôtres pour le reste de votre vie. Avance, Femme !

Tremblant un peu, Freïa lâcha le bras de son compagnon et fit un pas vers la fée.

— Fais-tu vœu d’être une Femme fidèle aux traditions ? reprit celle-ci. D’aimer le chef de la famille, quel qu’il soit, de te donner à lui corps et âme, de lui obéir et de mépriser le Fou ?

— Je le jure, murmura Freïa, les yeux baissés.

— C’est bien, ma fille. Maintenant, que les hommes s’approchent !

Lorsqu’ils eurent obéi, la fée leur enjoignit de mettre un genou en terre.

— Il me faut maintenant décider duquel de vous deux je dois faire un Héros. Toi, parle ! Quelles ont été de tes actions d’éclat ?

Le jeune homme releva la tête, s’apprêtant à répondre, mais s’aperçut alors que la fée ne s’était pas adressée à lui.

— J’ai vaincu le démon, disait déjà l’autre. J’ai franchi la barrière et tué le basilic.

— Voilà qui est fort bien et digne d’un Héros, mon fils...

— C’est faux ! cria le jeune homme, indigné. Ce n’est pas lui qui a...

Le regard de la fée se durcit.

— Il ne me souvient pas de t’avoir donné la parole, dit-elle. Oserais-tu t’exprimer en ma présence sans y être invité ?

Le ton de la voix restait bienveillant, mais la menace latente contenue dans les mots fut plus efficace que n’eussent pu l’être des hurlements. Le jeune homme sentit le sang lui monter au visage. Il serra les poings, sans se soucier de ses brûlures et se tut.

— C’est mieux, apprécia la fée. Maintenant voici quelle est ma décision. Celui-ci, qui a osé tourner le dos au démon pour sauver la Femme, celui-ci qui ne s’est pas soucié de passer la bonne porte, celui-ci enfin qui a tué le basilic, celui-ci est un Héros et sera désormais acclamé comme tel. Je te baptise Giselher. Puisses-tu fièrement porter ce nom et toujours lui faire honneur !

La fée donna un léger coup de baguette magique sur chacune des épaules du Héros nouvellement sacré, l’auréolant un instant de la fabuleuse lueur.

— Quant à l’autre ! reprit-elle. L’autre qui n’a pas hésité à frapper un adversaire dans le dos, l’autre qui par lâcheté a refusé le combat offert et passé la porte indigo, l’autre enfin qui s’est porté au secours de celui qu’il ne pouvait que détester, celui-là est un Fou !

— Ce n’est pas lui que j’ai voulu sauver, dit tristement le jeune homme. Je me suis battu pour elle...

— Une fois de plus tu parles sans y être autorisé, Fou. Cela mérite une punition. J’avais décidé de guérir tes blessures : il te faudra maintenant attendre qu’elles cicatrisent seules. Sache que ton intention, lors de ce combat, n’a aucune importance : te battre pour la Femme était folie plus grande encore car elle ne t’aime pas et ne t’aimera jamais ! Comment pourrait-elle aimer un Fou ?

Le jeune homme ne fit pas même l’effort de cacher ses larmes. Pleurer n’était sans doute pas déshonorant, pour un Fou.

Comme elle l’avait fait pour le Héros, la fée lui donna l’adoubement, de la pointe de sa baguette magique. Mais cette fois, lorsque se dissipa la lumière indigo, quelque chose avait changé : à la place du tronçon d’épée avec lequel le jeune homme avait tué le démon, pendait un poignard, un simple poignard sans fourreau qui serait désormais le symbole de sa charge.

Un poignard de bois.

— Héros, Femme et Fou vous serez, pour toujours ! reprit la fée. Le Héros est le chef de la famille et chacun devra lui obéir en toutes circonstances. Il aura sinon le droit et le devoir d’appliquer les sanctions qu’il jugera bonnes. Vous vivrez dans cette crique et il vous sera interdit d’en sortir, sinon pour aller puiser de l’eau à la source, ou bien chasser. Un gibier abondant prospère à l’orée de la forêt et vous n’aurez nul besoin de vous éloigner pour le trouver. Telle est la volonté des Dieux de Fuinör. Que le Héros se lève !

Giselher obéit, dans une attitude de respect et de soumission.

— Ton courage et ton ardeur au combat ne font aucun doute, mon fils, continua la fée. Pourtant, un jour ils subiront une nouvelle épreuve, car telle est la loi. Il ne m’appartient pas de te dire quand cela arrivera ; un jour, dans les cinq prochaines années, un jour comme les autres, les cavaliers dorés viendront dans cette crique, ainsi qu’ils viennent dans toutes les criques, et te lanceront un défi. Ce défi, tu devras le relever.

— Je le relèverai ! dit fièrement le Héros.

— Tu le relèveras et tu les vaincras car sinon, votre sort à tous sera terrible. Ce sera la mort pour toi et le déshonneur pour cette Femme qui est à tes côtés...

— Et le Fou ? intervint Freïa. On ne le tuera pas, lui ?

— Non. Le Fou deviendra l’un d’entre eux, car les cavaliers dorés ne sont formés que de Fous, venus de familles où les héros succombèrent...

Le jeune homme eut un petit sourire sans joie. Lui, cavalier doré ? La belle consolation si Freïa ne devait jamais être sienne !

— Mais si tu triomphes, je reviendrai vous voir, dit la fée. Et je vous apporterai l’enfant qu’il vous appartiendra d’élever jusqu’à l’âge adulte, pour qu’à son tour il puisse partir à la recherche de sa crique. Ainsi sera perpétuée la plus grande tradition de notre monde. Gloire en soit rendue aux Dieux !

— Gloire aux Dieux ! répondirent en chœur Freïa et Giselher.

— Je n’ai plus qu’un dernier commandement à vous transmettre, mes enfants, acheva la fée. Celui-ci pourra peut-être vous sembler étrange, mais sachez qu’il existe pour que s’équilibrent parfaitement les forces qui président aux destinées de Fuinör. Chaque jour du nouveau soleil, tous les dix ans, de l’instant de la transformation au premier coucher de l’astre de vie, le Fou deviendra le chef de la famille. Et durant ces quelques heures, le Héros et la Femme devront lui obéir... Maintenant, mes enfants, au revoir. Que les Dieux veillent sur vous et puissiez-vous vivre heureux !

La lumière de la baguette magique sembla un instant augmenter son intensité, puis disparut d’un coup, entraînant avec elle la cruelle beauté de sa maîtresse.

Le Fou se releva lentement. Les larmes avaient cessé de couler mais ses yeux restaient humides.

— De quoi te plains-tu ? s’exclama Giselher. Toi aussi, tu pourras être le chef... Pendant un peu moins de dix heures, tous les dix ans...

Il éclata d’un grand rire moqueur, bientôt imité par Freïa qui s’était de nouveau pendue à son cou.

— Viens, dit-elle, lorsque leur hilarité fut passée. Allons voir à quoi ressemble notre logis !

Se tenant par la taille, ils se dirigèrent lentement vers la chaumière. Le Fou resta immobile pendant quelques instants, caressant sans y penser la lame de son poignard de bois. Puis il eut un sourire étrange, remit le jouet à sa ceinture et, d’un mouvement décidé, leur emboîta le pas.

 

La chaumière ressemblait comme une sœur à celle dans laquelle le Fou avait passé son enfance, à l’exception du réduit qu’il avait occupé. Celui-ci ne serait sans doute construit que plus tard, lorsque la fée apporterait l’enfant.

A l’intérieur du bâtiment, il faisait frais. Il y régnait une très faible clarté, due à la petite taille des fenêtres. La Femme et le Héros n’avaient jamais vraiment besoin de lumière et qui s’inquiétait si le Fou s’abîmait les yeux en lisant ?

Lorsqu’il arriva dans la grande pièce, ils s’y trouvaient déjà, enlacés, s’embrassant avec passion. Les mains du Héros s’égaraient encore timidement sur les hanches de sa compagne, osant à peine la toucher.

Quand elle vit entrer le Fou, Freïa s’arracha à l’étreinte de Giselher et désigna l’entrée de la deuxième pièce, la chambre.

— Qu’est-ce que ça peut faire, s’il nous voit ? demanda le Héros. Il nous verra, de toute façon. C’est sa chambre à lui aussi...

— Je ne veux pas, souffla-t-elle. La fée a dit que tu étais le chef. Ordonne-lui d’aller dormir ailleurs !

Giselher secoua la tête.

— C’est impossible, dit-il. Je suis le chef mais je ne peux pas aller contre la loi. Nous devons dormir tous les trois dans cette chambre !

Tout en feignant d’examiner la pièce, inspectant la vaisselle de grès grossier qui reposait sur des étagères, et les meubles de chêne, parcourant distraitement les quelques livres de légendes que contenait une minuscule bibliothèque, le Fou ne perdait pas un seul mot de la discussion.

— Je vais me donner à toi pour la première fois, dit Freïa. Maintenant. Et je ne veux pas qu’il regarde. Juste pour cette fois, tu comprends ?

— Comme tu voudras, capitula Giselher, avec un sourire.

Sans attendre il souleva la Femme dans ses bras et la porta dans la chambre.

Le Fou continua un instant de feuilleter un livre rapportant de hauts faits d’armes, au sein de la lointaine contrée de la guerre, mais il ne comprenait pas les mots qu’il lisait. Une angoisse sourde puisait au creux de son estomac. Imaginer Freïa entre les bras de Giselher lui donnait envie de mourir.

Il referma le livre avec violence, faisant voleter la poussière accumulée sur la vieille reliure de cuir. Il ne pouvait pas rester là. Sa raison tout entière lui criait de courir hors de la chaumière, d’attendre à l’extérieur le bon vouloir du Héros. Pourtant, malgré lui, ses jambes le portèrent jusqu’à l’entrée de la chambre, d’où ne s’échappaient plus que de rapides froissements d’étoffes, quelques baisers étouffés, l’amorce d’un rire joyeux retenu au fond d’une gorge.

Une goutte de sueur prit naissance sur sa nuque et courut le long de son épine dorsale. Il sentit son cœur frapper dans sa poitrine comme sur un tambour de guerre. L’espace d’une seconde, il ferma les yeux, tentant de reprendre sa respiration, devenue halètement.

N’y tenant plus, craignant d’être surpris mais incapable de résister à la tentation, il passa la tête dans l’embrasure de la porte. La chambre comprenait deux lits. L’un, le plus petit, devait lui être réservé. Freïa et Giselher s’étaient allongés sur le second. Le Héros avait dénoué la ceinture fermant la tunique de sa compagne et le vêtement avait glissé au sol. Elle était nue, aussi nue qu’Ismaëlle lorsqu’il l’avait surprise avec Custenhin ; mais elle était plus belle qu’Ismaëlle, tellement plus belle ! Et lui, le Fou, n’avait plus quinze ans...

Il observa un instant la bouche de Giselher glisser des lèvres de la femme à son cou, embrasser les épaules qu’un rayon de soleil échappé d’une lucarne parait de reflets verts. Sa gorge se serra lorsque la main du Héros suivit la courbe d’un sein, puis le retint captif, le pressa tendrement.

— Je t’aime..., murmura Freïa.

Le Fou se sentit hurler, mais le cri resta prisonnier en lui, résonnant longuement aux tréfonds de son être.

Tournant les talons, il s’enfuit hors de la chaumière et courut droit devant lui, aveuglé, assourdi par le désir qu’il ne pourrait jamais assouvir. Il ne reprit ses esprits que lorsqu’une sensation de fraîcheur lui fit baisser les yeux. Il avait de l’eau jusqu’à mi-cuisses.

La mer...

Pour la première fois de sa vie, il était entré dans la mer. La peur panique qui s’empara de lui se mêla à son désespoir et le fit tomber à genoux, dans les flots grenats. La morsure de l’eau salée raviva la douleur qui couvait au creux de ses mains et enfin il cria. Son hurlement de haine et de rage monta vers le ciel pourpre et se perdit dans l’air.